Quand Alexandre Dumas se faisait rouler par les Arbëresh

Source Ve,ise-Mer Noire

 

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Quand Alexandre Dumas se faisait rouler par les Arbëresh

 

 

 

"C’est un texte inédit d’Alexandre Dumas, que les éditions Phébus ont publié l’automne dernier. Peu avant notre départ, le titre a attiré mon regard dans une librairie : Ali Pacha. J’ai lu le livre entre Šibenik et Venise.

 

Ali de Tepelenë, pacha de Janina… Despote provincial d’un Empire ottoman déjà entré en crise profonde, précurseur du nationalisme albanais, hôte et ami de Lord Byron, tantôt allié, tantôt adversaire de Napoléon Bonaparte… Le personnage me fascine depuis longtemps. J’ai dans ma bibliothèque quelques ouvrages sérieux sur Ali Pacha, que je n’ai pas encore trouvé le temps de lire.

 

Le petit texte de Dumas n’a ni queue ni tête. Il commence par une description de l’Albanie et des Albanais, pour rapporter quelques traits de cruauté, de félonie (et de lâcheté) attribués à Ali Pacha. Le portrait est résolument à charge.

Écrit en 1862, ce petit texte a été publié en italien dans le journal napolitain

 

L’Indipendente et était encore resté inédit en français. Cependant, Alexandre Dumas s’intéressait depuis longtemps au personnage, qui fait une apparition fugace dans le Comte de Monte-Christo : c’est le père de Haydée, « un homme illustre que l’Europe a connu sous le nom d’Ali-Tebelin, pacha de Janina, et devant lequel la Turquie a tremblé »…

La genèse de ce texte s’inscrit dans un contexte bien particulier. À peine remis de ses aventures aux côtés de Garibaldi, Alexandre Dumas reçoit une lettre d’un mystérieux « Prince Georges Castriote Skenderbeg, président de la junte gréco-albanaise », qui se présente comme le descendant de l’illustre héros du XVe siècle.

 

Toujours en quête d’héroïsme, l’écrivain cède vite aux éloges que ne lui ménage pas cet étrange prince : « votre verve inépuisable, unique, inocula dans les masses la passion de la lecture. Lire, c’est s’instruire ; voilà le grand principe civilisateur des peuples, voilà la place d’Alexandre Dumas dans le Panthéon de l’humanité contemporaine »… Et Alexandre Dumas devient un propagandiste enthousiaste de la cause albanaise, se proposant même d’acheter des armes, ce qui lui vaut la fort rapide nomination au grade de « Général surintendant des dépôts militaires ».

 

Cependant, Alexandre Dumas est avant tout chargé de deux grandes taches : la propagande par le biais des multiples journaux qu’il peut toucher, mais aussi les contacts diplomatiques avec le gouvernement italien. Le texte sur Ali Pacha relève donc d’une logique de propagande, même si la stratégie de l’écrivain n’apparaît pas clairement : on voit mal comment un tel réquisitoire contre le pacha de Janina peut favoriser la cause albanaise que l’écrivain entend promouvoir.

 

L’objectif de la « junte gréco-albanaise » n’est rien de moins qu’une union de l’Albanie avec l’Italie. L’idée était alors en vogue, dans la lignée de la toute récente unification italienne : Garibaldi, après avoir libéré le Royaume des Deux-Siciles, ne pourrait-il pas débarquer dans les Balkans, pour les libérer du « joug ottoman » ?

 

Il s’agit d’apporter la liberté à des « peuples soumis ». Alors que la Vénétie reste encore soumise à la domination autrichienne, il s’agit aussi, vu d’Italie, de parfaire le Risorgimento : de Pola (Pula) à Cattaro (Kotor), Dulcigno (Ulcinj/Ulqin) et Durazzo (Durrës), en passant par Fiume (Rijeka), Zara (Zadar) et Spalato (Split), la côte orientale de l’Adriatique n’est-elle pas vénitienne, c’est-à-dire italienne ?

 

Finalement, ces ambitions furent sévèrement contrées par la marine autrichienne, qui infligea en 1866, sous la conduite de l’amiral Tegethoff, une retentissante défaite à la flotte italienne, dans les parages de l’île de Lissa (Vis), l’année même où l’Autriche cédait la Vénétie à l’Italie… Nous mangions l’autre soir dans une pizzeria de Vis décorée de tableaux évoquant cette bataille, notamment l’éperonnage du navire amiral italien, l’Affondatore, à la coque de fer, par le Kaiser, encore construit en bois.

 

L’idée de faire de l’Adriatique un « lac italien » demeurera vive dans les décennies suivantes – que l’on pense à l’opération de Gabriele d’Annunzio à Fiume/Rijeka. Elle ne sera réalisée, fort brièvement et bien imparfaitement, que par le fascisme, avec pour conséquence finale la quasi-disparition des populations italianophones des rives orientales de cette mer. Depuis quelques années, l’Italie célèbre d’ailleurs avec de plus en plus d’emphase le souvenir des crimes commis, en 1945, par les partisans yougoslaves contre les populations italiennes d’Istrie et de Dalmatie.

 

Revenons aux rêves balkaniques d’Alexandre Dumas en 1862. Selon les documents publiés en annexe, l’écrivain est appelé à rejoindre un « comité international » formé par la « junte gréco-albanaise ». Ce comité aurait, notamment, dû réunir les papas Nestore Patti et Giuseppe Martini. Des papas, c’est-à-dire des prêtres gréco-albanais desservant les villages arbëresh de Calabre, pratiquant le rite orthodoxe tout en reconnaissant l’autorité du pape de Rome. Parmi les autres personnalités pressenties, figurent certainement d’autres Arbëresh… Quant au mystérieux « Prince Georges Castriote Skenderbeg », il disparaît un beau jour, non sans emporter la caisse de la junte gréco-albanaise. Prévenu par la police de Naples, Dumas n’a plus qu’à écrire à son fils : « enfoncés jusqu’aux épaules ! Comme des sots ! » L’édition, soigneusement établie par Claude Schopp, ne précise pas ce qu’il advint du fameux « prince » ni ce que l’on peut savoir de sa véritable identité.

 

À bord, il ne sera guère possible d’en savoir plus. Il faudra donc se lancer dans quelques recherches au retour, mais il est bon, tout en naviguant, d’être rattrapé par les canulars de l’histoire.

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